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“Les grandes eaux” ou les dilemmes du devoir


Il est de ces livres qui nous tombent entre les mains un peu par hasard… souvent pendant les vacances, au gré des explorations dans les bibliotheques familiales. Sans connaître l’écrivain mexicain Luis Spota, Masiosarey a lu pour vous Les Grandes Eaux, Prix de la Ville de Mexico 1951. Une plongée dans le Mexique tropical des années cinquante et les tourments d’un ingénieur hydraulique. A consommer sans modération.

Couverture de l'édition de 1977

Lire ou relire « le Balzac mexicain »* Luis Spota?

La littérature, c’est un peu comme le vin : la dégustation à l’aveugle permet de découvrir des perles, libre d’attentes et d’idées préconçues. En refermant le livre de Luis Spota, Les grandes eaux, l’impression d’avoir eu entre les mains un livre hors du commun s’installe. Puis, le temps des questions succède à la conviction d’avoir aimé : mais qui était donc Luis Spota ? Et de découvrir un auteur de Best Seller, en son temps, sulfureux, prolifique, vénéré ou conspué, et finalement presque tombé dans l’oubli…

Le chantier, un objet de littérature

Dès les premières pages du livre, l’objet du roman (et son théâtre) –un chantier– sont posés. Tout comme son thème central : le sens du devoir.

Mettre un chantier au centre d’un roman n’est pas inusuel. Plusieurs livres ont exploité avec succès le filon : dans une vague toute romanesque, Ken Follet et sa cathédrale médiévale (Les piliers de la terre), Ignacio Ildefonso et son église de Barcelone (La catedral del Mar), Paul Andreu et son opéra chinois (L’opéra de Pékin) et, récemment encore, Maylis de Kérangal qui a gagné le prix Medicis en 2010 pour sa « Naissance d’un pont ».

Car le chantier est un monde qui met remarquablement en exergue la lutte de l’Homme pour maîtriser la nature et/ou les lois de la physique. Dans un souffle romanesque ou dans une veine plus intimiste, il met aussi en scène les tourments et les obsessions des grands constructeurs : architectes, chefs de chantier, ingénieurs... « Les grandes eaux » n’y déroge pas et le chantier est l’occasion de suivre la vie d’une petite communauté nomade, isolée de tout, dont le seul lien réel et projet collectif est de finir un barrage hydraulique.

D’après la troisième de couverture de l’édition de 1977, le chantier du roman se situe au sud de l’Etat de Tamaulipas. Mais, sans jamais le nommer, il est probable que le roman fasse référence à la construction du barrage Miguel Alemán (commencé en 1949 et terminé en 1953), situé à la frontière entre Oaxaca et Veracruz. Et, en effet, le lecteur reconnaîtra les villes de Ciudad Alemán, Cordova, le camp de Temascal, la rivière Papaloapan...

Image Wikipedia

Le roman commence alors que le barrage est sur le point de se terminer : « 100 millions de pesos ; quatre ans de travail et tout le reste. Il alimentera en eau 200 mille hectares » (p. 46). Les travailleurs sont conscients de l’importance de l’ouvrage : « Le barrage doit se construire (…) Trois ans de travail… des miliers d’hommes… Industrialisation… nous génèrerons des millions de kilowatts… Le pays a besoin d’ouvrage comme celui de Temascal… Le problème de Mexico c'est l’eau… » (p. 244)

Car ce chantier symbolise aussi le grand programme de développement du Mexique postrévolutionnaire. Une modernisation qui passe par la dotation du pays en grandes infrastructures industrielles mais aussi agricoles, pour nourrir une population de plus en plus nombreuse. Pour augmenter les zones irriguées, l’Etat entreprend donc une série de grands travaux hydrauliques, sous la coordination de la Commission nationale de l’irrigation qui devient en 1947 le ministère des Ressources Hydrauliques (la célèbre SRH, qui se maintiendra jusqu’en 1976)**. Cette volonté politique (pratiquement pharaonique) de développement hydraulique et énergétique sera principalement celle de l’équipe du président Miguel Alemán (1946-1952), qui lance la construction de nombreux barrages (pas moins de 24) avec pour objectif d’augmenter de 134% des zones irriguées***. Luis Spota est non seulement informé, il est surtout très proche de Miguel Alemán, qu’il accompagnera à travers le pays en 1945-46, alors que ce dernier est en pleine campagne présidentielle. Trop proche pour être impartial lui, reprochera-t-on souvent.

C’est, en tout cas, l’histoire de ces constructeurs que raconte Spota, de ces hommes prêts à tous les sacrifices afin de participer à la construction du mythe national. C’est l’espoir d’être envoyé sur des chantiers encore plus gigantesques qui fait tenir le héros du livre, l’ingénieur Rivas.

Un roman sur le devoir

Epopée postrévolutionnaire, Les grandes eaux est aussi un roman sur le sens du devoir ; un ressort central et explicite dès le premier chapitre. Le héros, l’ingénieur Carlos Rivas, sacrifiera tout pour mener à bien sa tâche : sa vie, sa famille, son fils… Un sens de l’honneur et du devoir qui met en scène des fonctionnaires mal payés, peu ou pas reconnus et qui, pourtant, restent incorruptibles, convaincus de leur rôle d’ « agents de la modernisation », de représentants de l’Etat dans les régions les plus reculées. Une image pour le moins différente des stéréotypes actuels ou habituels. Carlos Rivas pose d’ailleurs la question, d’une actualité frappante : « Est-ce que cela vaut la peine d’être honnête dans un milieu où personne ne l’est ? » (p. 67) La réponse est donnée page 126 : « Comment peuvent-ils comprendre, Lena ou Guillermo Alvarez, ou tous ceux qui exercent une pression sur lui pour qu’il trouve un autre emploi, bien payé et plus tranquille, cette infinie émotion ? C’est comme le plaisir : on en jouit une seule fraction de seconde. On y arrive après un long processus. La récompense, si l’on veut, est réduite mais absolue ! »

Le roman plonge ainsi le lecteur dans l’intimité de cet homme qui refuse de basculer dans la facilité. Tous ses choix obéissent à ce sens aigu du service. Et pourtant les obstacles et les tentations qui se présentent à lui sont nombreux : la beauté d’une jeune adolescente, l’argent facile, la pression familiale, la vie de son fils unique…

C’est aussi un roman sur la désillusion du couple. Dans une veine toute bovarienne, Lena, l’épouse de l’ingénieur Rivas, ne supporte l’isolement et l’étouffement du camp que grâce aux espoirs qu’elle a fondé sur le futur professionnel de son mari. Or, le roman commence au moment où elle comprend que les aspirations de son mari ne sont pas les mêmes que les siennes. Mais, comme le roman est presque entièrement écrit à partir du point de vue de Rivas, c’est la désillusion du mari qui est la plus perceptible : « Rivas comprit qu’il était inutile de discuter avec Lena » (p. 58). Un époux qui découvre que sa femme ne le comprend pas et que leurs mondes au final ne se rejoignent pas. Et peu à peu, ce sont deux étrangers qui passent leurs nuits côte à côte dans la moiteur tropicale.

Cet aspect intimiste éloigne « Les grandes eaux » d’un folklorisme ou du réalisme magique, cher à la littérature latino-américaine, mais pour le coup le rend plus universel.

Luis Spota (1925-1985) : « cas étrange des lettres mexicaines » (Excelsior)

Universel, Luis Spota ? La question se pose légitimement car cet auteur est loin de faire l’unanimité au Mexique. L’Excelsior dans un article récent qu’il consacrait à l’auteur le qualifie d’ailleurs de « cas étrange des lettres mexicaines ».

Car la vie de Luis Spota est un roman en soi. Devenu autonome très jeune, quasiment autodidacte, Spota s’embarque comme matelot commercial, puis trouve un emploi de garçon de café à México, avant de devenir journaliste un peu par hasard, au gré des petits boulots et des rencontres. A 14 ans, il publie son premier entretien dans la revue Hoy. A 18 ans, il écrit pour Excelsior. A 19 ans, on lui confie la direction du journal La Extra. A 23 ans il reçoit le Prix de l’Association mexicaine de journalisme (pour un article qui dévoile la véritable identité du romancier Bruno Traven)... A cette époque, le surdoué et hyperactif Luis Spota se tourne également vers la radio, la télévision (il recevra en 1979 un 2ème Prix national de journalisme pour sa contribution télévisuelle), le cinéma (comme scénariste)... et l’écriture. Prolifique, décidément, Luis Spota écrira quelques 30 romans, dont certains seront traduits dans plusieurs langues (au moins quatre de ses romans ont été traduits au français).

Jaime Labastida, le directeur de Siglo XXI, maison d’édition qui a décidé cette année de rééditer plusieurs romans de Spota, explique à Excelsior que la critique littéraire mexicaine et les intellectuels ont toujours battu froid cet auteur, malgré le succès de ses livres. Un succès populaire qui vaudra notamment au roman Les grandes eaux d’être adapté au cinéma (1980) puis à la télévision (1989).

Dans les années soixante-dix, Soledad Loaeza concédait dans Nexos (1979) que Luis Spota « compte un public très grand auprès de la classe moyenne mexicaine ». Pour poursuivre immédiatement : « dans un pays où l’information politique est très limitée ou la plupart du temps intraduisible et ésotérique, où la non participation exprime un niveau extrêmement bas de politisation, ses oeuvres offrent un substitut d’explication. Les éléments mis en scène, brutaux, grossiers, se transforment en ressources pour introduire un certain ordre dans une réalité confuse ».

Des commentaires peu équivoques. Car Luis Spota a beaucoup de détracteurs. Le principal reproche qui lui est fait est sa collusion avec le gouvernement priiste. Ainsi, en 1985, au moment de la mort de Spota, Sara Sefchovich publie-t-elle une rétrospective de son œuvre pour le moins critique (et explicite) dans El Proceso. Pour Les grandes eaux, le commentaire est lapidaire : « la construction d’un énorme barrage au milieu de la jungle est l’occasion de monter son admiration militante pour le régime de Miguel Aleman et postule que tout le personnel devait se sacrifier pour la grande œuvre de construction nationale ».

La chercheuse de l’UNAM poursuit en regrettant le style « spotianien », dont la syntaxe est confuse et surtout reflète le langage de la « classe moyenne ». Puis, Sara Sefchovich explique enfin les raisons de l’antagonisme entre Spota et les intellectuels des années soixante-dix : dans son roman La Plaza, il exonère le gouvernement des évènements de 1968 à Tlatelolco et dénigre le mouvement étudiant. Et « A partir de là, Luis Spota restera dans la liste noire des intellectuels mexicains ».

Sefchovich conclut son analyse en allant encore plus loin, et en expliquant que l’obsession de Spota était la question du pouvoir : non seulement comme observateur curieux de sa société, mais aussi comme acteur, à partir de sa pratique de la littérature et à travers une narrative totalisante. Ainsi, lire Spota c’est lire un auteur mexicain réactionnaire : un livre sur la corrida, un livre contre les homosexuels, un livre niant la responsabilité du gouvernement dans la tuerie de 1968, un livre ironisant contre les intellectuels … Un auteur porteur d’une idéologie du pouvoir, accusé de créer des romans simplistes, aux thèmes superficiels, sensationnalistes et scandaleux (Sefchovitch, 1985).

Certains critiques pensaient que ses romans devaient tout simplement être jetés à la poubelle. Et pourtant, Sara Sefchovich reconnaît : « sa narrative possédait un je-ne-sais-quoi qui enchantait ses lecteurs. Il se vendait beaucoup et était très lu. Et ce quelque chose, c’est qu’ils trouvaient dans ses œuvres un portrait criant du pays qu’ils connaissaient et des puissants qu’ils supportaient » (El Universal, 2010).

Et c’est ce je-ne-sais-quoi, hautement instructif, qui pousse probablement les éditions Siglo XXI à rééditer cette année la série complète « La costumbre del poder » (6 romans consacrés au monde politique mexicain), qui sera présentée à l’occasion de la prochaine Foire Internationale du Livre de Guadalajara (25 novembre - 3 décembre 2017). A plus de 20 ans de la mort de Luis Spota, la querelle idéologique de fond s’est atténuée. Et même Sara Sefchovich semble lui avoir (à demi) pardonné ses amitiés politiques…

Peut-on aimer un livre en dépit des prises de position idéologique de son auteur ? Le «cas Spota » transpose au Mexique cette question cruciale en littérature. Dans le cas de « Les grandes eaux » la réponse est oui. Mais elle n’engage que nous…

©Masiosarey, 2017

Pour la petite histoire...

Luis Spota a également été le 1er Président fondateur du Conseil Mondial de la Boxe (CMB) entre 1963 et 1968.

En 1981, le réalisateur Servando González a reçu le Prix Ariel de la meilleur mise en scène pour son film Las aguas grandes (1980).

La série "La costumbre del poder" comprend les 5 (ou 6) romans suivants et retracent l’ascension d’un président (et sa chute) : Retrato hablado (1975), Palabras mayores (1975), Sobre la marcha (1976), El primer día (1977), La víspera del trueno (1980) et, selon certains analystes, El rostro del sueño (1979). Une série incontournable pour tout aspirant politique selon El Economista (2011 !

 

* Surnommé ainsi par Rafael Solana d’après le directeur de Siglo XXI (Excelsior).

** Créée en 1926, cette Commission ne se verra dotée d’un véritable budget qu’à partir de 1944, pour être rapidement transformée en ministère en 1947, celui des Ressources Hydrauliques (la célèbre SRH jusqu’en 1976). Les zones irriguées augmentent de + 271.000 ha entre 1926 et 1940, et de + 683.000 ha. entre 1941 et 1946. Secretaria de gobernación, Seis años de actividad nacional, 1946, pp. 439-482

*** “Obras de Irrigación Periodo 1947-1952” dans Antología de la planeación sectorial y regional (1947-1958), t.2 La inversión pública sectorial y regional, FCE/SHCP, 1988.

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