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Le dessin d'humour selon Victor Solís : "Voir le côté moins cruel des circonstances"

Il date de 2009, mais n'a pas pris une seule ride. Sans doute vous êtes-vous reconnus, il y a quelques jours, dans ce dessin de presse de Victor Solís, devenu viral à la suite du tremblement de terre de ce 23 juin à Mexico. Masiosarey a rencontré ce grand dessinateur de presse pour comprendre cet étrange phénomène du recyclage de l'humour. Une occasion en or pour faire le point sur la profession de dessinateur satirique au Mexique.


Victor Solís est formel : aucune stratégie de marketing ni de recyclage n'est à l'origine de la diffusion, devenue virale dans les réseaux sociaux mexicains, de ce dessin datant de 2009. Il y a 11 ans, en pleine épidémie de grippe H1N1, le Mexique expérimentait alors un confinement, moins drastique que celui qui a été adopté depuis le mois de mars dernier, mais qui avait quand même réduit la mobilité dans la capitale mexicaine. Ce 23 juin 2020, la ville de Mexico, toujours dans le rouge en matière d'épidémie Covid-19, était à nouveau surprise par un tremblement de terre (7,5 sur l'échelle de Richter), et les habitants se sont retrouvés dans la rue, en pyjama pour certains, oubliant pour quelques minutes la distanciation sociale. A sa plus grande surprise, Victor Solís a donc vu réapparaître son dessin, qui n'avait rien perdu de son actualité.


Victor Solís a très aimablement accepté de répondre aux questions de Masiosarey afin de nous expliquer cet étrange phénomène du recyclage de l'humour universel. Une conversation par vidéo (confinement oblige), mais qui n'empêche pas un échange vif et passionnant sur la profession de "dessinateur de presse" ou "moneros" (les dessinateurs de "monitos", petits personnages), comme on les appelle communément au Mexique. Car oui, on peut être humoriste reconnu et être constamment traversé par le doute.


Masiosarey: Quelle est l'histoire de ce dessin?

Victor Solís: Il a exactement 11 ans que ce dessin a été publié. Le Mexique traversait une pandémie et la terre avait tremblé. Un ami dessinateur l'a mis sur twitter en avril dernier, après un léger séisme. Beaucoup de gens l'avait alors partagé dans les réseaux, mais cela était resté anecdotique; les gens le trouvaient amusant et s'étonnaient surtout de la coïncidence entre l'épidémie de grippe H1N1 et la pandémie actuelle. Mais ce mardi a été une vraie surprise! Tout le monde l'a publié. Le journal télévisé de Televisa a fait un point sur les blagues ("Memes") partagées dans les réseaux, et mon dessin est apparu le premier. J'ai reçu des messages où l'on me disait: "quelle bonne idée, quelle rapidité d'exécution". Oui, mais cela a mis quand même 11 ans!


Masiosrey: Est-ce la première fois qu'un de tes anciens dessins revient sur le devant de l'actualité?

Victor Solís: Non. Cela m'était déjà arrivé avec un dessin qui s'appelle "Enterrement", où des animaux suivent en procession un camion qui transporte des rondins de bois. Ce dessin est comme une comète, parce qu'il me revient deux ou trois fois par an, et de n'importe où dans le monde. C'est ce qui arrive quand le dessin n'est pas politique. Il devient alors intemporel. J'ai publié ce dessin en 2005 et, malheureusement, il continue d'être d'actualité. L'humour universel est très curieux, il possède cette capacité d'émouvoir les gens, dans le meilleur des sens; de les faire réagir et de mettre en lumière la dimension philosophique du travail d'humour graphique.


Masiosarey: Comment expliquer le processus de création? Et quels sont les sujets qui t'inspirent?

Victor Solís: Curieusement, l'inspiration pour les deux dessins que j'ai fait sur les tremblements de terre (celui du 19 septembre 2017 et celui-là, datant de 2009) m'est venue un jour où je ne devais pas publier. En 2009, tout le monde était confiné. Pas autant que maintenant, mais la recommandation des autorités était d'éviter de sortir. On te dit : "Ne sors pas". Et voilà que la terre commence à trembler... et la première chose que dicte le protocole dans ces situations est, justement, de sortir de manière ordonnée des immeubles! L'absurde peut surgir dans n'importe quelle tête comme un mécanisme de réaction à une expérience vécue, notamment lorsque tu dois te confronter à deux ordres contradictoires. Le sens de l'humour démarre alors de manière très naturelle. J'ai appelé le journal pour qui je travaille et les éditeurs ont tout suite réservé un espace à ce thème conjoncturel. Peu après, le New York Times, dans un numéro spécial sur la caricature, a fait référence à ce dessin pour illustrer la manière dont les mexicains se confrontent à l'adversité, dont ils rient de leurs malheurs. Le travail créatif est une mécanique constante dans la tête. C'est une façon de voir le quotidien. Un humoriste est un peu comme un vieux râleur, auto-entrainé à détecter l'absurdité, les erreurs, les contradictions, mais qui a trouvé la manière de canaliser cette amertume en imaginant des scènes où il radicalise les situations et réussit à les rendre graphiques. Et puis c'est merveilleux: on te paie pour donner ton opinion!


Masiosarey: Qu'est-ce qui convertit un dessin en bon dessin d'humour?

Victor Solís: C'est graduel. Parfois une idée peut être très évidente. Le dessinateur dispose alors tous les éléments de telle sorte qu'il suffit au lecteur de les identifier, d'en rire ou de s'énerver. Le dessin atteint son but lorsqu'il provoque une émotion. Mais pour moi, les meilleurs dessins sont ceux qui te donnent l'opportunité, à toi comme lecteur, de compléter le circuit. Tout n'est pas digéré, c'est au lecteur de trouver certaines clefs et de finaliser la démarche de réflexion. C'est, pour moi, un jeu délicieux: le dessinateur place les indices et, pour cela, dispose de très nombreuses techniques; de son côté, le lecteur a pour tache de les identifier. Je suis un grand admirateur de Jean-Jacques Sempé. Je l'apprécie comme un enfant; ses scènes me rendent fou, le naturel de son travail, l'agilité du crayon. Son travail se laisse contempler, t'invite à réfléchir et si, en plus, il y a un trait d'humour, alors c'est une merveille!


Masiosarey: Quels sont tes thèmes de prédilection?

Victor Solís: J'ai commencé à dessiner professionnellement à l'âge de 15 ans, en 1982. Très jeune, j'étais attiré par le dessin d'humour universel, que j'ai pu découvrir dans des compilations de petites revues mexicaines d'humour graphique. A l'époque, beaucoup de ces dessins provenaient de coopératives artistiques des Etats-Unis. J'aimais beaucoup que des scènes inventées, tirées de la vie quotidienne, fassent rire. Depuis tout petit, j'aime l'humour graphique; la caricature politique me parle un peu moins. Je l'apprécie, mais n'en fais presque pas. J'aime traiter de thèmes à partir du point de vue du citoyen commun. Selon moi, les meilleurs dessins sont ceux qui ont une charge anecdotique et qui témoignent de notre vie quotidienne. J'aime que les gens sourient, j'aime provoquer cette sorte de surprise. Elle est très importante dans un dessin, cette capacité de surprendre. L'humour universel permet aussi de travailler sur des thématiques qui sont en relation entre elles : la ville, l'environnement, l'argent, les gens... Depuis 2004, j'ai beaucoup travaillé sur la finance et l'économie. Généralement, le dessin "économique" est considéré difficile, très abstrait, très technique. Mais je crois que c'est parce qu'au Mexique, cette thématique est essentiellement abordée dans une perspective politique. Si tu prends ces sujets, non plus depuis l'angle du dessinateur politique, mais depuis celui du citoyen, tu les transformes. Nous vivons tous l'économie. Et là, tu as un matériel très riche pour faire de l'humour, car il est proche de la réalité vécue chaque jour.


Masiosarey: Y-a-t-il des moments où tu te limites, où décides de ne pas traiter un sujet?

Victor Solís: Il y a toujours un peu d'autocensure, parce que tu essaies d'être fidèle à un style. Par exemple, j'essaie d'éviter les gros mots, même si parfois un gros mot bien placé peut être fondamental. Tu essaies toujours d'établir certaines limites au langage et au langage visuel. Il y a des thèmes que je n'aime pas beaucoup aborder, parce qu'il y a déjà beaucoup de gens sur le créneau. Si le thème ne m'enthousiasme pas, je ne vois pas non plus la nécessité de le traiter à tout prix, simplement parce qu'il est d'actualité. J'ai mon agenda propre. De façon générale, je préfère ne pas dessiner sur les thèmes d'actualité les plus visibles; je cherche plutôt les thèmes parallèles, ou alors des perspectives alternatives. Et puis j'essaie de concilier ma vision du monde et mon éthique personnelle avec le profil et la ligne éditoriale des médias où je publie. Je ne fais pas vraiment de dessin ou de caricature sur demande, je préfère traiter les thèmes de façon à ce que le lecteur ait l'occasion d'être surpris, de sourire.


Masiosarey: Justement, pourrais-tu approfondir un peu la relation entre dessinateur et commanditaire, en particulier les revues et journaux avec lesquels tu travailles?

Victor Solís: Avec le quotidien [El Excelsior], je discute avec la coordonatrice de la section "Opinion" du thème que je veux traiter. C'est comme un exercice de rétro-alimentation. Un quotidien a besoin de coller à l'actualité, mais il y a toujours des sujets qui sont comme en orbite du thème du jour. Par exemple, le coronavirus fait les unes mondiales, mais parallèlement les incendies dans l'Amazonie continuent. Donc je passe mon temps à lire les médias, à chercher de l'information, à identifier d'autres thèmes d'actualité. Au final, nous nous mettons facilement d'accord avec la coordonatrice. Nous avons une bonne relation, basée sur la confiance; elle connaît mon travail et mon style, les nuances d'humour que j'utilise. Par exemple, j'affectionne particulièrement la thématique environnementale. A ce sujet d'ailleurs, il m'arrive de produire un dessin qui me convient et où je vois de l'ironie, et puis on me dit: "Il est bien ton dessin, mais il m'a déprimé!". Et je me rends alors compte que je ne suis pas très optimiste sur ces thèmes, qui pourtant me passionnent. Une des choses auxquelles je dois faire attention est de ne pas être trop doux ou trop évident dans les images que je crées, sinon le message se perd. Mon objectif est de provoquer une expectative chez le lecteur. En revanche, je crois que pas tout le monde n'a la même capacité pour comprendre un dessin d'humour.


Masiosarey: Quelle serait la spécificité du public mexicain? Comment ce dernier reçoit-il le dessin de presse?

Victor Solís: L'humour politique au Mexique est celui qui rencontre le plus de succès, celui que tout le monde suit. Symboliquement, l'humour politique est une petite revanche. Il y a un plaisir à voir quelqu'un que tu n'aimes pas caricaturé. Le public mexicain aime aussi un humour avec lequel il s'identifie. Ainsi, l'humour ancré dans la réalité locale du lecteur est particulièrement apprécié. Il y a bien entendu des figures que tu ne peux pas toucher au Mexique: aujourd'hui tu peux parler de religion, mais pas de la Virgen de Guadalupe; tu peux parler des questions militaires, mais tu ne peux pas attaquer l'institution en elle-même. Il y a des totems, que nous ne pouvons pas toucher. Mais il s'est indéniablement opérée une ouverture ses dernières décennies, conséquence d'un travail de fond de nombreux dessinateurs. Cela fait au moins dix ans que les dessins de presse touchent à la figure présidentielle, avec plus de fréquence qu'avant. Mais il faut garder à l'esprit qu'un bon travail s'attaque plus aux actions qu'aux personnes. S'attaquer aux personnes manque d'élégance.


Parallèlement, en peu de temps, l'humour beaucoup a changé. Dans les années soixante-dix, quatre-vingt, tu pouvais traiter de thèmes qui sont aujourd'hui offensants. Sur certains sujets, tu dois donc avancer sur la pointe des pieds, pour ne pas passer pour un misogyne ou un raciste. D'une certaine façon, l'espace pour l'humour se réduit. A cela, il faut ajouter qu'il y a certains dangers à vouloir être incluant : si tu dois citer certaines couleurs de la palette, tu dois les citer toutes... le cahier des charges peut devenir énorme et nous rend plus rigide comme société. Pourtant, ce n'était pas l'intention de départ de ces mouvements. J'ai peur que la possibilité de l'autocritique se perde si l'on est trop attentif au "politiquement correct"; les gens voient trop vite des offenses partout. Certaines personnes regardent un dessin d'humour comme si celui-ci était une description fidèle de ce que le dessinateur attend de la réalité. Or c'est l'inverse. L'humour doit au contraire servir à révéler la réalité et ses injustices. Des lecteurs m'écrivent et me disent: "Ce n'est pas un thème pour rire". Mais enfin, il s'agit de caricatures, tu ne peux pas supposer qu'il s'agisse de mes desiderata! On doit critiquer la réalité qui alimente ou inspire un dessin, pas le dessin en soi. Le pire qu'il puisse t'arriver en tant qu'humoriste est de devoir expliquer ta blague.


Masiosarey: Quelle place occupe le dessin dans la presse mexicaine et de quelle manière la crise que traverse la presse traditionnelle affecte ta profession?

Victor Solís: Les médias sont en crise depuis quelques temps, et cela au niveau mondial. Les nouvelles plateformes digitales, les nouveaux supports technologiques ont détourné l'attention des lecteurs des médias papier. Au Mexique, la crise les touche de manière encore plus dure. Ce n'est pas que les médias mexicains n'accordent pas de valeur au dessin de presse, mais ils ne le rétribuent pas généreusement. Peut-être parce qu'il y a trop d'offre, parce qu'il y a plus de gens qui dessinent que de médias où placer les dessins? Comme partout, il y a ceux qui sont devenus des célébrités et peuvent donc être mieux payés. Mais ce n'est pas le cas de la majorité. Par ailleurs, dans les revues, il n'existe pas de grilles de rémunérations homogènes; chaque revue établit ses prix. Et le fait qu'une revue soit très chère à la vente, n'implique pas forcement que ses collaborateurs, eux, soient bien rémunérés. Avec le Coronavirus, la crise est, sans aucun doute, devenue plus aigüe. Beaucoup de médias disparaissent ou réduisent leurs coûts de production. Et cela amène parfois les éditeurs à se passer de ce qu'ils considèrent comme "accessoire". Moi, je ne le vois pas comme ça. Au final, notre travail est d'apporter du contenu. Il ne faut pas négliger cela. Parmi les dessinateurs de presse, les conditions de travail sont différentes; certains sont employés, d'autres sont indépendants. Mais nous avons tous l'obligation, en tant que professionnels, de faire tous les jours attention à la qualité de notre travail et d'offrir du contenu aux lecteurs.


Nous ne vivons pas une époque facile. Mais l'ironie est que tu apprécies d'autant plus l'opportunité d'un sourire et d'une invitation à envisager le côté moins cruel de la réalité. C'est en grande partie notre travail d'humoriste.



© Masiosarey, 2020


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