- Masiosarey
Vers une vaccination obligatoire ? Les enjeux actuels du programme d’immunisation mexicain
A l’heure où le principe de vaccination systématique et universelle est de plus en plus contesté dans les pays développés, l’Institut Aspen au Mexique (1) et l’ITAM (2) ont organisé, le 23 août 2017, un passionnant forum autour des enjeux de santé publique posés au Mexique par cette politique de prévention. Quels vaccins, à quel coûts et pour quelles populations ? Des questions essentielles, auxquelles les spécialistes invités –médecins, économistes et hauts fonctionnaires en charge de ce dossier– ont largement répondu. Masiosarey y était…
Si le Mexique ne connaît pas les « grands corps » de l’administration publique tels qu’ils existent en France (les Mines, Ponts et chaussées, etc…), il possède cependant un secteur, celui de la Santé (3), où s’illustre un esprit de corps (sans mauvais jeu de mot) et la conviction partagée du rôle central de l’Etat. La première conférence de ce forum, celle du Sous-secrétaire de la prévention et de la promotion de la santé du Ministère de la santé, le Dr. Pablo Kuri Morales, a été saluée en ce sens par l’auditoire. Car c’est bien l’action de l’Etat fédéral en matière de vaccination, ses résultats et ses limites, que le Sous-secrétaire a mis en exergue. Et cela loin de la langue de bois si chère aux fonctionnaires…
Le Mexique : un modèle de vaccination en équilibre précaire
A grand renfort de tableaux et de graphiques, le Dr. Kuri a donc exposé les efforts du gouvernement fédéral en matière de vaccination. Des efforts remarquablement constants qui remontent à la période postrévolutionnaire. Le Mexique, en effet, a toujours été à l’avant-garde dans ce domaine particulier de la santé publique : le pays a joué un rôle central dans l’élaboration du vaccin contre la poliomyélite en 1957, la fièvre jaune y a été éradiquée dès les années 1920 et la rougeole en 1995.
De nos jours, le Programme de vaccination universelle (gratuit), mis en œuvre en 2013, mobilise un budget annuel de 6 milliards de pesos. Son objectif : poursuivre l’élargissement de la couverture pour atteindre 90% des enfants de moins d’un an. Un schéma de vaccination particulièrement ambitieux et lourd en termes financiers, car ce ne sont pas moins de 14 vaccins qui sont concernés. A titre de comparaison, actuellement -et pour quelques mois encore- seuls 3 vaccins sont obligatoires en France (ils passeront à 11 vaccins obligatoires à partir de janvier 2018) et 85% de la population infantile est vaccinée (France info). Aujourd’hui, la plupart des groupes à risques au Mexique (jeunes enfants, femmes enceintes, personnes âgées, malades chroniques) sont largement vaccinés. L’impact des campagnes de vaccination est notablement perceptible sur l’évolution de la mortalité infantile (enfants de moins d’un an) qui, depuis les années 1980, se rapproche des standards internationaux (la vaccination prioritaire et systématique des enfants étant pensée pour se traduire, à terme, en une couverture quasi totale de la population adulte).
Autre principe clef expliqué par le Dr. Kuri : la vaccination d’un individu permet aussi la protection de son entourage. Dans les mots du Sous-secrétaire, le processus participe donc d’un « blindage national de santé ». Et ce « blindage » s’avère efficace. À plusieurs reprises ces dernières années, les campagnes de vaccination contre la rougeole ont protégé la population mexicaine des épidémies qui se sont déclarées aux Etats-Unis (notamment dans le Minnesota en 2011 et en Floride, à Disney World, pendant l’hiver 2014-2015). De fait, les seuls cas de rougeole registrés ces dernières années au Mexique ont été importés par des individus provenant d’autres pays, notamment européens.
Le Sous-secrétaire pointe enfin une autre réussite mexicaine, celle de l’organisme notamment en charge de l’autorisation des vaccins, la COFEPRIS (Commission fédérale pour la protection contre les risques sanitaires). Créée en 2001, mise en question par l’OMS il y a quelques années, elle est aujourd’hui devenue une référence internationale, pour son action dans le cadre de la vaccination justement (4). Dans ce domaine, la COFEPRIS travaille de pair avec le Conseil national de vaccination (CONAVA). Fondé en 1991, ce Conseil regroupe pour sa part des experts des principaux organismes de santé mexicains, publics et privés. Il fonctionne comme un organe de pilotage et de consultation, et se prononce également –en aval de la COFEPRIS– sur l’utilité et la pertinence des nouveaux vaccins. Ce Conseil, actuellement controversé, est appelé à se reconfigurer prochainement.
Mais le Dr. Kuri n’ignore pas les défis auxquels doit faire face le système national de santé. Car si la couverture de la population se maintient à des taux satisfaisants, certaines incohérences apparaissent. Notamment, le Mexique a enregistré cette dernière décennie une diminution relative de sa population vaccinée. Cette baisse s’explique en grande partie par l’ajustement du recensement général de 2010 qui, en comptabilisant cinq millions de mexicains supplémentaires, a affecté le calcul de la plupart des indicateurs de santé. Toutefois, et plus largement, ces résultats mettent le doigt sur des problèmes bien réels. Car, en matière de vaccination universelle, le Mexique n’est plus le premier de la classe selon l’OMS. Si comme l’admet le Dr. Kuri, l’indicateur utilisé pour calculer le taux de couverture est très (trop) optimiste (est considérée comme « couverte » toute personne ayant reçu la première dose d’un des vaccins considérés dans le plan national, mais pas forcément les doses suivantes), les véritables freins sont sans doute ailleurs. La décentralisation des budgets de la santé publique ont brouillé l’efficacité de son action au niveau local (nous y reviendrons plus en avant). Le personnel de santé (d’ailleurs tendanciellement sous-vacciné !) n’est pas suffisamment formé : à peine 30.000 des 900.000 fonctionnaires de santé ont accès à une actualisation de leurs connaissances… Plusieurs failles donc, que l’adoption du Carnet électronique de vaccination (Cartilla Electronica de Vacunación) (5), qui devrait faciliter suivi et sensibilisation, pourrait à terme atténuer, espère le Dr. Kuri.
En conclusion, le Dr. Kuri pointe un autre problème, celui de la pénurie de vaccins. Mais il s’agit là, précise-t-il, d’un problème mondial. Si la fièvre jaune, aujourd’hui éradiquée, ressurgissait, il n’y aurait pas assez de doses disponibles pour faire face à une épidémie. Et la problématique s’étend à des virus tout à fait contemporains. Aujourd’hui encore, note-t-il, la production mondiale de vaccins contre la grippe ne peut pas couvrir la totalité des seules populations « à risque ». Si l’on ajoute à cela la perte structurelle de doses produites, inhérentes au non-respect de la chaîne du froid ou à la contamination de lots, l’enjeu est de taille. Au Mexique, face à la pénurie ou aux ruptures de stocks, c’est le ministère de la santé qui arbitre et réajuste l’attribution des vaccins aux populations prioritaires. Le vaccin contre l’hépatite B, actuellement disponible en quantités insuffisantes, par exemple, sera en priorité injecté aux enfants. Toutefois, déplore le Sous-secrétaire, certains états fédérés possèdent encore des installations de stockage déficientes, or ceux sont eux qui mènent sur le terrain la mise en œuvre de la campagne de vaccination nationale...
Les questions du public fusent et le haut fonctionnaire se prête au jeu de bonne grâce : «On dirait que je passe mon examen professionnel ! » dit-il en souriant.
Tout d’abord, quid des « objecteurs de conscience », ces secteurs de la population qui s’opposent par principe à la vaccination ? Le Dr. Kuri répond qu’il s’agit d’un problème marginal au Mexique. Certaines communauté religieuses refusent effectivement de se faire vacciner, mais le phénomène est sans commune mesure avec ce qui s’observe actuellement aux Etats-Unis, et de plus en plus en Europe. Au Mexique, la vaccination est encore largement considérée comme une action positive et responsable. Il y a bien eu des campagnes d’attaque dans les réseaux sociaux (accusant notamment les injections de déclencher des maladies dégénératives ou de favoriser l’apparition de l’autisme), mais les impacts ont été minimes. Toutefois, insiste-t-il, il ne faut pas baisser la garde. Il est nécessaire de développer un véritable travail d’information et de diffusion pour lutter contre les mythes qui persistent à l’encontre de la vaccination. Par exemple, dans le cas de la grippe, certains affirment encore que le vaccin déclenche le virus. Mais c’est un leurre. Si la personne qui vient de se faire vacciner est en période d’incubation, elle développera de toute façon la grippe, puisqu’il faut compter deux semaines après l’injection pour que l’immunité soit effective. Dans l’inter, les individus restent donc susceptibles d’être infectés.
Existe-t-il des disparités entre les régions du Mexique ? Oui, répond le Dr. Kuri ; certaines zones sont effectivement moins favorisées, comme le Chiapas par exemple. « Ce que nous faisons ? Avant tout, renforcer les moyens et l’attention portée pendant les trois semaines annuelles de campagne de vaccination » : les fameuses « Semanas Nacionales de Salud » programmées simultanément dans tout le pays en mars, mai et octobre de chaque année. Mais, au sein d’une même région, les risques d’épidémies ne sont pas homogènes. Il faut donc affiner encore l’identification des populations à risques.
Enfin, à la question de l’état de la recherche en virologie au Mexique, le Sous-secrétaire est sans appel : elle est actuellement inexistante ou presque (le CINVESTAV étant quasiment le seul centre travaillant dans ce domaine). Et s’il y a bien des mexicains qui mènent des recherches prometteuses dans ce domaine, ils le font essentiellement dans des laboratoires étrangers ; comme par exemple ce chercheur mexicain basé à Oxford, qui développe un vaccin contre le Zika et le Chikungunya...
En filigrane des discussions suscitées autour de cette première intervention apparaissent les grandes questions qui alimenteront le débat suivant : l’enjeu de la réglementation et en particulier de l’obligation de la vaccination, la question de l’évaluation, la constante mise en balance du coût économique et des bénéfices de la vaccination et, enfin, la difficile mise en œuvre d’une politique de santé fédérale dans un système où les états sont les acteurs principaux sur le terrain.
Acceptabilité, obligation, expertise et compétences partagées ? Les grands défis
Le panel suivant, animé par un intervenant star, le docteur Juan Ramón de la Fuente (6), réuni des économistes, des médecins et des représentants d’associations ou de fondations privées. Surtout, il permet de mieux comprendre les enjeux actuels de la vaccination au Mexique. Et ces enjeux sont nombreux. Si, parfois, les exposants oublient d’inviter dans le débat des concepts largement débattus internationalement, ils ont le mérite de les pointer du doigt.
La question de l’acceptabilité de la vaccination est ici centrale, mais aussi multidirectionnelle. Pour Manett Vargas, Directrice de l’association civile Qué funciona para el desarrollo, les campagnes d’information publiques, de grande envergure, doivent se multiplier afin d’enraciner la compréhension et la conviction des avantages individuels et sociaux de la vaccination. Jusque cela, le propos est sans grande surprise. Mais, ajoute-t-elle, cette « acceptabilité » doit être promue non seulement auprès de la population (afin de ne pas laisser de place aux rumeurs ou aux croyances erronées), mais aussi auprès des autres secteurs de l’administration publique mexicaine, tel que le ministère des finances, et ce pour des raisons liées –cette fois– à des considérations de rentabilité. Car, comme le remarque également Roberto Tapias, Directeur général de la Fondation Slim : « le défi aujourd’hui est d’assurer la sécurité dans la vaccination ». Et, de fait, c’est précisément une des avancées majeures de la récente réforme (avril 2016) à la Loi Générale de Santé du Mexique, que d’avoir finalement intégré dans les textes une référence explicite au programme de vaccination publique. A l’heure des restrictions budgétaires, il est en effet urgent de distinguer et de privilégier l’investissement de « long terme » sur celui de « court terme ». Comme nous le rappellent tous les intervenants, n’oublions pas que le coût de la vaccination universelle est en grande partie un « coût fictif », qui représente une infime partie de ce que coûte concrètement à la société une épidémie...
En réponse à une question portant spécifiquement sur l’obligation de vaccination, certains intervenants, à l’image de Manett Vargas ou de José Campillo (respectivement Directrice de Qué funciona para el desarrollo et Directeur exécutif de la Fondation mexicaine pour la santé), se prononcent sans ambiguïté pour l’adoption à terme du principe d’une obligation légale des citoyens et parents d’avoir recours à la vaccination ; une obligation sanctionnée par la loi, comme c’est aujourd’hui le cas en Espagne. D’autres intervenants sont plus prudents et nuancés et appellent à la mise en place de filtres administratifs contraignants (mais non polarisants), qui conditionneraient par exemple l’obtention du passeport ou l’inscription à l’école à la présentation d’un carnet de vaccination à jour. Roberto Tapias, pour sa part, rappelle qu’il s’agit d’une obligation partagée : celle des individus, tout d’abord, qui doivent se faire vacciner, mais aussi faire valoir leur droit à la santé auprès des autorités fédérales et locales ; et celle de l’Etat, qui, sur ce sujet, se doit d’ouvrir un espace de réflexion et de suivi, un espace d’analyse de ce qui se passe dans le monde de la vaccination ; justement un des mandats que devra assumer le nouveau Conseil national de vaccination.
L‘observateur le plus désinformé s’en aperçoit vite, les obstacles et blocages rencontrés récemment par le vaccin contre la dengue, qui ont mis en évidence les failles du système actuel d’autorisation de mise sur le marché, ont laissé un goût amer au sein de la communauté médicale mexicaine. Sur ce sujet précis, Juan Ramón de la Fuente invite un expert en virologie, spécialiste de la Dengue, à expliquer ce cas. En essence, ce vaccin développé au Mexique par le laboratoire Sanofi Pasteur et autorisé par la COFEPRIS a été, contre toute attente et après une série de rebondissements, bloqué par certains membres du Conseil national de la vaccination, qui justement n’étaient pas spécialistes en virologie. Et ce, avant tout, en fonction de considérations financières. Aujourd’hui, et après une rude bataille réglementaire et administrative, le vaccin a finalement été autorisé dans le secteur privé. Pourtant, comme le regrette Roberto Tapias, il n’est toujours intégré au schéma de santé publique. L’impact social et économique, bien réel, de la dengue (quelques 250.000 mexicains seraient affectés chaque année) –que se propose d’ailleurs de mesurer le directeur du Centre d’économie appliquée et des politiques publiques de l’ITAM, Ricardo Samaniego– amènera-t-il les autorités mexicaines à reconsidérer leur position ? Le virologue en est persuadé : « Il manque encore une connaissance approfondie et intégrée de la maladie, associant tous les professionnels de la question » affirme-t-il. Le groupe multidisciplinaire qui s’est constitué autour de cette question spécifique a justement pour mission de débloquer le dossier, même si les participants d’aujourd’hui sont plutôt pessimistes.
Pour sa part et sans toutefois citer le recours au principe de précaution, Roberto Tapias s’inspire, en toile de fond, des analyses qui ont pu être menées en matière de démarche de précaution dans d’autres contextes. Le directeur général de la Fondation Slim milite notamment pour le renforcement de l’expertise au sein du Conseil national de vaccination. Et ce faisant, il se positionne sans ambigüité sur un sujet extrêmement important : la capacité d’expertise de l’Etat mexicain en matière de Santé publique. « Le nouveau Conseil doit être composé de techniciens, pas de fonctionnaires » insiste-t-il, tout en proposant, comme ont pu le faire en leur temps Phillippe Kourilsky et Geneviève Viney (7), un système d’expertise qui reposerait sur l’évidence scientifique avant tout, et sur une évaluation des coûts et des bénéfices réalisée par des fonctionnaires de santé.
Pour clore ce débat passionnant, une question subsidiaire, mais finalement centrale, nous permet de comprendre un peu mieux encore les failles actuelles dans la couverture de la population en matière de vaccination. Et cette question touche aux compétences et au rôle des gouvernements locaux (municipalités et états). Car sur le terrain, notamment dans le cadre de la mise en place du Carnet électronique de vaccination, les acteurs s’affrontent à des résistances locales très fortes. Longtemps maintenue sous la coupe fédérale, la politique de santé publique mexicaine a été décentralisée pendant le mandat du président Ernesto Zedillo, alors que Juan Ramón de la Fuente était ministre de la santé. Et celui-ci assume totalement cette décision politique. A une nuance près. En 1995, les compétences en matière de santé publique avaient été déléguées localement, mais le gouvernement fédéral gardait à tout moment la maîtrise des fonds transférés aux états. Ces derniers étaient donc obligés de coopérer –sous la coordination du Conseil national de santé– et surtout de rendre des comptes. Et les choses fonctionnaient plutôt bien, nous assure l’ancien ministre. Toutefois, à partir de 2006 et dans le cadre de la mise en place de l’Assurance Populaire (Seguro Popular), les fonds ont été transférés directement aux trésoreries des Etats, et leur administration a été confiée à un représentant nommé par le gouverneur. « Les politiques publiques nationales qui devaient avoir une base locale se sont alors perdues » affirme Juan Ramon de la Fuente. Depuis quelques années, les plus grands scandales de corruption locaux mettent trop souvent en cause des malversations des fonds destinés au secteur de la santé dans les états.
Loin d’être clôt, le débat est largement ouvert. Et, à l’heure où des voix dans les pays les plus développés s’élèvent contre la vaccination, l’importance de ces forums n’est plus à prouver. Parce que la diffusion de l’information –d’une information fondée et vérifiée– est essentielle, et que la santé publique est un enjeu majeur, Masiosarey s’engage à suivre ce dossier. Un défi, car si les données sont en principe totalement publiques, il manque encore un portail en ligne simplifiant les recherches et rendant accessibles les principaux indicateurs dont le Sous-secrétaire a si bien parlé…
©Masiosarey, 2017