- Masiosarey
Bruckner à México : du caractère universel de la musique. Entretien avec le chef d’orchestre françai
Qu’est-ce qu’un chef d’orchestre et comment le devient-on ? Le Mexique et la France diffèrent-ils vraiment en matière de pratique de la musique classique?... Autant de questions que le chef d’orchestre français Sylvain Gasançon a bien voulu aborder dans un entretien exclusif à Masiosarey à l'occasion de son passage à México.
Samedi 28 et dimanche 29 janvier, Sylvain Gasançon dirigeait l’orchestre philarmonique de la UNAM le temps de deux concerts consacrés à Bruckner. Si vous l’avez manqué, il reviendra du 15 au 30 octobre prochain pour une nouvelle série de quatre concerts…
Masiosarey: Avant toute chose, une question que beaucoup se posent sans toutefois oser toujours la formuler: qu’est-ce qu’un chef d’orchestre?
Sylvain Gasançon : Un musicien est un virtuose de son instrument. Et chacun des membres d’un orchestre est une pièce indispensable d’un équilibre qui doit être trouvé. Le chef d’orchestre est donc, avant tout, celui qui lit les partitions de tous les instruments, et qui les « lie »… qui homogénéise l’ensemble. Mais sa tâche va au-delà. Tout comme un metteur en scène de théâtre ou de cinéma, il propose également une interprétation personnelle d’un morceau donné.
A l’origine d’un projet de concert, un chef d’orchestre et un orchestre se rencontrent, souvent autour d’un répertoire commun, grâce à l’entremise d’un agent artistique ou de liens directs de collaboration, tissés dans le temps comme c’est mon cas au Mexique. Ils trouvent des affinités, calent une programmation, posent des dates. Tout cela se passe en général une année en amont de la première représentation.
Ensuite c’est une phase plus austère qui commence. Le chef d’orchestre s’assoie et travaille, seul à sa table. Il lit et analyse le morceau. Il explore le contexte de l’œuvre et les motivations de son compositeur. Il apprend les partitions de tous les musiciens… il s’agit d’un long travail de maturation qui va de 2 mois à une année, voire même plus pour les morceaux les plus longs tels que certains grands opéras. Ce temps est indispensable pour arriver à construire une conviction solide et inébranlable sur le sens que prendra l’interprétation
Pendant cet intervalle, les musiciens eux apprennent leurs partitions. Et lorsque les répétitions commencent, en général une semaine avant la représentation, les musiciens maîtrisent leurs partitions sur le bout des doigts et le morceau –dans son intégralité– est totalement calé dans la tête du chef d’orchestre. De « moine studieux », celui-ci devient alors le leader charismatique du groupe.
« Un bon chef est "un chef qui a un bras" »
Lors de la première rencontre avec l’orchestre, le chef laisse en général les musiciens jouer le morceau. Puis, moment après moment, il retravaille des passages, des transitions, pour arriver progressivement à modeler les notes selon le plan qu’il a en tête depuis des semaines ou des mois.
La communication entre le chef et l’orchestre est spéciale. Tout passe par la lisibilité corporelle et les jeux de regard ; fixer tel ou tel instrument pour lui donner plus de champs, fermer les yeux pour ne plus voir personne... Il existe évidemment une « codification » basique des gestes de direction d’orchestre, mais elle fait office de grammaire commune, insuffisante pour faire passer la complexité et les nuances d’une interprétation. Pour modeler un morceau tel qu’il l’a construit mentalement, le chef développe donc un style et une gestuelle propres. D’où l’intérêt de retravailler avec des orchestres que l’on connaît déjà, comme dans mon cas avec l’OFUNAM au Mexique. Nous partageons une base communicationnelle qui permet de se concentrer plus vite sur le travail de création qu’est la « mise en son » d’une interprétation.
De fait, l’interconnaissance qui se développe entre les musiciens et celui qui les dirige est passionnante et exigeante. Les musiciens doivent développer un double regard: sur leurs partitions et sur le chef d’orchestre. De même pour celui-ci, qui ne peut pas être prisonnier de ses notes et doit lui aussi anticiper les langages gestuels des musiciens.
Mais, quoiqu’il arrive, le chef d’orchestre reste l’unique leader. Si la figure du chef dictateur d’autrefois a disparu, un bon chef est « un chef qui a un bras » : qui peut être suivi sans difficulté, mais qui sait aussi imposer son interprétation. Plus jeune, j’ai évidemment douté de ma position et de ma proposition une fois devant l’orchestre. Mais j’ai vite compris que ces hésitations, même dissimulées autant que possible, se reportaient sur le jeu des musiciens et in fine sur la dynamique d’ensemble, qui finissait par tituber un peu. Il faut donc arriver devant l’orchestre avec un énorme travail en amont et une conviction ancrée de l’interprétation, un véritable dogme, inébranlable. En matière de direction d’orchestre le collaboratif ne marche pas.
Ce rôle confère donc une position de pouvoir particulière, pas évidente, et qui explique peut-être en partie pourquoi il y a –malheureusement– encore si peu de femmes dans ce métier. Le fameux plafond de verre des inerties et des réticences. Mais les choses avancent et changent. Cette année, la « chef principale invitée » de la Ofunam est Elim Chan, formée a Hong Kong,
Masiosarey: Et vous, comment êtes-vous devenu chef d'orchestre ?
Sylvain Gasançon : Je viens d’un milieu modeste de l’Est de la France. Mes parents n’écoutaient pas de musique classique. Ma première rencontre avec la musique s’est donc faite un peu par hasard, à l’occasion d’un atelier musical auquel j’ai participé enfant, à l’âge de 4 ans. L’animateur a alerté mes parents sur la facilité avec laquelle j’avais intégré les fondamentaux et le goût que je semblais y prendre. Mes parents ont alors décidé de m’inscrire au conservatoire local.
La musique a été, pour moi enfant, une découverte totale et fascinante. Un choc d’autant plus fort sans doute que je n’y avais pas été exposé auparavant. Aussi loin que je puisse me souvenir, je vis avec une petite musique dans la tête, qui m’accompagne et dont la mélodie change, s’ajuste à mes états d’âmes et aux différents moments de ma vie.
Après une année de solfège, il m’a fallu choisir un instrument. Pour une raison qui m’échappe totalement aujourd’hui je rêvais de faire du Hautbois. Mais, à 5 ans et demi, j’avais perdu presque toutes mes dents de lait de devant; et il est impossible de jouer du hautbois sans dents… mon choix a donc été restreint au piano ou au violon. Et j’ai choisi le violon.
A 10 ans, j’ai commencé à suivre des cours avec une professeure parisienne. Mes parents avaient alors déménagé à Gien, une petite ville près d’Orléans, et, tous les 15 jours, ma mère m’amenait à Paris pour que je suive ce cours qui durait presque toute la journée. Quelques années plus tard, à force d’énormes efforts financiers, mes parents ont réussi à s’installer en région parisienne et j’ai pu intensifier mon apprentissage: cours particuliers, cours au conservatoire, des heures et des heures de pratique... A partir du Secondaire, j’ai terminé ma scolarité par correspondance. Ce qui m’allait très bien: à l’adolescence, la plus grande liberté créative et musicale se trouvait pour moi dans la solitude.
C’est après le bac qu’a commencé ma phase de professionnalisation. Dans le domaine de la musique, études et travail sont particulièrement liés. J’étudiais donc la musique au Conservatoire royal de musique de Bruxelles et je travaillais comme violoniste pour les ballets de l’Opéra de Paris. Mais très vite j’ai compris que le violon seul ne me suffisait pas… il me fallait tout l’orchestre. J’ai donc commencé des études de chef d’orchestre. D’abord au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) de Paris, puis en Autriche, en Italie, au Canada, en Suisse, en Russie, au gré des professeurs et des programmes de formation qui semblaient répondre à mes questionnements. Cette seconde phase d’apprentissage a duré 6 ans … jusqu’au Prix Eduardo Mata.
Masiosarey: Justement, racontez-nous l’histoire de ce Prix mexicain…
Sylvain Gasançon : Le Prix international Eduardo Mata de direction d’orchestre venait d’être créé et était encore peu connu. J’ai vu l’appel à candidature affiché sur un mur du Conservatoire de Paris, où j’étais alors étudiant. Et je me rappelle que ce qui a retenu mon attention était la nature du 1er Prix: la possibilité de diriger plusieurs orchestres au Mexique et au Brésil. Une opportunité incroyable pour le jeune « presque » professionnel que j’étais.
Nous sommes en 2005. J’ai à peine 25 ans. 100 candidats se présentent. 20 sont retenus, dont moi. J’ai sans aucun doute passé les étapes avec l’ingénuité de la jeunesse. Je n’avais rien à perdre, tout à gagner. Et j’ai gagné. Ce Prix a sans aucun doute marqué le départ de ma carrière internationale L’année suivante, j’ai remporté le 2ème Prix du Concours International Jorma Panula à Vaasa. Je commençais à me faire un nom.
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Le Prix international Eduardo Mata de direction d’orchestre
Ce Prix a été créé en 2003, en hommage au chef mexicain Eduardo Mata (1942-1995). Il est ouvert aux jeunes chefs d’orchestre de toutes nationalités avec pour objectif la promotion des jeunes talents. Eduardo Mata, éleve de Carlos Chavez, avait lui-même été nommé à la tête de l’orchestre symphonique de Guadalajara a 23 ans. Il avait ensuite dirigé le département de musicologie de la UNAM, avant de partir diriger les orchestres de Phoenix puis de Dallas. Au cours de sa carrière, Eduardo Mata a travaillé avec l'orchestre symphonique Simón Bolívar au Venezuela, l'orchestre philarmonique de Berlín et l'orchestre symphonique de Chicago. Il est mort dans un accident d’avion en 1995 à 53 ans.
Le Prix Eduardo Mata m’a permis de diriger une quinzaine d’orchestres, dans la capitale et dans tout le Mexique : de Sinaloa à Oaxaca. Une expérience incroyable.
Masiosarey: Vous connaissez donc bien l’univers de la musique classique mexicaine : est-il très différent de l’univers français ?
Sylvain Gasançon : Je répondrais non, pas fondamentalement. Beaucoup de musiciens mexicains de haut niveau, qui souvent sont à leur tour devenus professeurs, ont été formés en Europe et aux Etats-Unis, et en France tout particulièrement. Nous partageons donc une tradition et un ensemble de techniques musicales communes.
Ceci dit, l’héritage musical mexicain a évidemment ses spécificités. Les grands compositeurs de ce pays, Sylvestre Revueltas (1899-1940, lui aussi violoniste), Carlos Chávez (1899-1978), José Pablo Moncayo García (1912-1958) ou Blas Galindo Dimas (1910-1993, d'origine Wixáritari de Jalisco), pour n’en citer que quelques-uns, ont opéré des synthèses très personnelles entre les influences européennes et des traditions locales : celles des instruments à cordes de l’Occidente, ou à vent du Oaxaca par exemple.
« L’héritage musical mexicain a évidemment ses spécificités »
Et puisqu’on ne joue pas du Wagner, comme du Revueltas ou comme du Mozart, et que chaque compositeur a ses spécificités, un orchestre très habitué à interpréter Wagner ou Revueltas devra forcément réaliser un travail d’ajustement pour aborder un autre son, un autre style. Mais ceci est valable pour tous les orchestres au monde.
Masiosarey: Et avec le public ?
Sylvain Gasançon : En ce qui concerne le public, là non plus je ne vois pas de grandes différences entre les deux pays. Partout la musique classique se démocratise progressivement (au Mexique c’est d’ailleurs un processus qui a commencé relativement tôt), et partout les individus réagissent beaucoup plus en fonction de pré-acquis sociaux ou familiaux et de ressentis intimes. Pour ce qui est des critiques enfin, je pense que les différences d’appréciations ont beaucoup à voir avec les répertoires de référence et donc avec les attentes. Bref, là où certains chercheraient des spécificités nationales fortes, je vois surtout des affinités de répertoires et des trajectoires personnelles.
Masiosarey: Vous étiez ici en janvier 2016, vous devriez revenir au mois d’octobre prochain. Que nous vaut cette chance ?
Sylvain Gasançon : Les chefs d’orchestre « internationaux », c’est-à-dire ceux qui ont fait le choix de travailler un peu partout, font généralement appel à des agents artistiques qui s’occupent de créer des liens avec des orchestres à travers le monde, et de caler nos calendriers de concerts. Mon agent, une ancienne musicienne basée à Madrid, fait des merveilles. Mais pour le Mexique, celle-ci a beaucoup moins de travail à faire. Je connais ce pays depuis plus de 10 ans aujourd’hui. J’ai construit avec plusieurs orchestres de solides relations de travail et de collaboration au fil des années.
Lorsque je viens au Mexique, pour de très courtes périodes malheureusement (cette fois-ci Sylvain Gasançon ne restera que 5 jours à México, NdlR.), je privilégie d’autant plus les orchestres de la capitale, qu’ils sont accessibles. Le vol de Paris est long mais direct. Dimanche par exemple, je dirige le concert de la mi-journée puis reprendrai l’avion du soir pour rentrer en France. Paradoxalement, malgré la distance, il existe un sentiment de proximité entre les deux capitales.
La Ville de México a également la chance d’avoir de magnifiques salles de concert. J’en citerai deux en particulier : la salle Nezahualcóyotl de la UNAM et celle du Palacio de Bellas Artes. La salle de Bellas Artes est imposante et magnifique, classique, à l’italienne (le chef tourne le dos à son public). Nezahualcóyotl, beaucoup plus moderne, n’en est pas moins exceptionnelle. Les musiciens et le directeur sont beaucoup plus proches du public et l’acoustique est absolument remarquable. Cette salle ne sert pas tous les répertoires de la même façon, mais elle apporte douceur et chaleur aux sons. Les musiciens la connaissent d’ailleurs à la perfection et savent en jouer pour servir au mieux les morceaux. Cette salle convient particulièrement bien au concert de ce week-end.
Masiosarey: Parlez-nous du programme des concerts des 28 et 29 janvier
Sylvain Gasançon: Le concert commence avec une courte pièce de Mozart, l’ouverture de Don Giovanni, puis se centre sur la 7ème symphonie d’Anton Bruckner.
Cette symphonie a une histoire très touchante. Bruckner l’écrivait lorsqu’il a appris la mort de Wagner, qu’il vénérait. En suivant l’écriture de cette œuvre, il est possible de retrouver les passages qui ont été modifiés par la disparition de Wagner et de comprendre –un peu– l’impact qu’elle a pu avoir sur Bruckner.
Pour ma part, j’ai une affection particulière pour Bruckner. Ce compositeur est peu connu, mais il mérite le détour. D’un premier abord, l’écriture peut sembler un peu austère ; Bruckner était d’ailleurs un catholique convaincu. Mais c’était un catholique ouvert et positif, qui a su traduire en musique le meilleur de la religion : cette aspiration vers l’absolu de beauté et de pureté. Cette symphonie est à la fois majestueuse et sincère. Je la trouve lumineuse.
De fait, je connais ce morceau depuis que je suis tout petit. Pendant des années j’ai acheté des CDs de musique classique un peu au hasard avec mon argent de poche. On pouvait alors trouver ces CDs à partir de 10 francs et j’expérimentais une véritable boulimie de découvertes musicales. C’est ainsi que j’ai constitué ma première culture musicale : évidemment très hétéroclite, avec des auteurs alors incontournables et d’autres beaucoup moins, tel qu’Anton Bruckner.
Mon interprétation de la 7ème symphonie de Bruckner est portée par la volonté de déconstruire les aprioris, qui en font trop souvent une œuvre écrasante, emphatique.
Masiosarey: Que faites-vous lorsque vous ne préparez de concerts et ne dirigez pas d’orchestres?
Sylvain Gasançon : Il y a quelques années, j’ai découvert l’univers de la littérature. Cela a été un deuxième coup de foudre, plus intellectuel, et l’apprentissage d’une méthodologie de travail et d’analyse différente. Je me suis lancé à plein. J’ai passé un Master à l’Université Paris 8, puis ai commencé une thèse sur la littérature féministe du XXème siècle : Virginia Woolf, Gertrude Stein, Colette... Aujourd’hui mon emploi du temps m’empêche de considérer sérieusement finir mon doctorat, mais je continue de participer à des séminaires de recherche. C’est un pan de mon existence très complémentaire à celui de la musique.
J’ai également une passion pour le cinéma, notamment pour le travail des réalisateurs indépendants asiatiques : Hong Sang-Soo, Koji Fukada ou Jia Zhang-Ke (Au-delà des montagnes). En complément à mes coups de coeurs 2016, j’ajouterais Todd Haynes (Carol), Ira Sachs (Brooklyn village), Mia Hansen-Love (l'avenir) et Mikhael Hers (Ce sentiment de l'été).
Masiosarey: question subsidiaire, un chef d’orchestre écoute-t-il seulement de la musique classique ?
Sylvain Gasançon : Absolument pas ! Dans mon cas, j’ai une préférence pour le rock indépendant : de Bowie à Sigur Rós, en passant par Belle and Sebastian, Camera Obscura et encore Maths and Physics club, un autre groupe que j’apprécie énormément…
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Propos recueillis par Masiosarey 2017